Concevoir et promouvoir des albums dans l'entre-deux-guerres
A la recherche d'une modernité
Si l’album n’est pas encore perçu dans les années 1920 comme un genre spécifique, distinct du livre illustré, il n’en reste pas moins un champ éditorial stratégique. Tout en répondant aux attentes de son lectorat traditionnel, la maison Mame cherche à se construire une nouvelle image. Il lui faut investir des formes plus contemporaines, emprunter aux lectures de loisir comme aux nouveaux courants pédagogiques, afin de séduire un plus large public. Cet objectif va amener l’éditeur à ajuster progressivement sa démarche.
L’ouverture au marché de masse
A la veille de la Grande Guerre, la maison prend conscience de la naissance d’un nouveau marché, celui des masses populaires, consommatrices de lectures de loisir bon marché et abondamment illustrées. En réponse, les premiers petits albums brochés ou cartonnés, comptant 16 ou 30 pages, en noir ou en couleurs, voient le jour en 1912 (séries 435, 310, 315, 130 et 140). Tous très édifiants et rapidement vieillis, ils disparaissent au lendemain de la guerre… à l’exception cependant des ouvrages catéchétiques.
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Série 130 : In-4, broché, 16p. en couleurs
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Série 435 : In-8, broché, 16 p., illustré en couleurs
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La réflexion est cependant engagée. Armand Mame, qui a repris les rênes de la maison en 1903, s’attache à développer la compétitivité de l’entreprise, comme le souligne l’assemblée des actionnaires à son décès :
« Après les bouleversements apportés par les lois de 1901 et de 1905, et plus tard malgré les difficultés de la guerre, il aura du moins eu la consolation d’assister, au cours de ses dernières années, à une prospérité nouvelle de notre Maison, qu’il a vue fortifier sa situation, accroître son rendement et augmenter ses affaires et son influence dans le monde. » Assemblée générale des actionnaires tenue le 21 octobre 1927
Armand Mame (1864-1926)
L’album participe de cette politique d’ouverture. Afin de toucher un plus large marché, il faut réviser les coûts à la baisse. Si les grands albums sont encore publiés sur papier velin entre 1920 et 1922 et, pour certains, selon une impression subtile où « les aquarelles et les camaïeux en divers tons font courir sous le texte les transparences de leurs teintes », papier et procédé sont ensuite abandonnés pour des formules moins onéreuses, même pour les séries A et D. Ce choix s’accompagne d’un renouvellement du parc de presses à partir de 1920 afin de réaliser des tirages supérieurs et à moindre coût.
Dès 1930, la maison « démembre » Les Contes de Perrault (série A) et Les 1001 nuits (série D) pour diversifier sa gamme d’albums à peu de frais. La série A disparaît en 1936. Les séries M (ainsi créée) et 140 touchent un public plus populaire.
La publication, à partir de 1936, d’un nouveau type d’albums conçus autour de héros anthropomorphes (Lapinos, Blanc-Bec, Souriquet) semble vouloir concurrencer les séries « Mickey », « Félix le chat », « Prosper », qu’Hachette édite avec tant de succès, mais à un prix supérieur (15 fr. en 1938 contre 11 fr. chez Mame). Ces albums connaîtront un prolongement sériel après guerre.
Une même politique d’ajustement à la concurrence explique sans doute la réédition en 1936 de La Journée de deux enfants chrétiens (série 140) sous le titre Heures enfantines et chrétiennes. Le nouveau jeu d’illustrations calque son esthétique sur celle des imagiers photographiques promus en France par Sougez, Kertesz et Pierda. Les albums de Kertesz chez Plon sont vendus 20 fr., ceux de Pierda chez Delagrave 10 fr…. Mame propose le sien à 7.50 fr. L’option du meilleur prix trouve son public : l’ouvrage est réédité en 1937, 1940 et 1950.
Le développement tardif des albums bon marché ne signifie pas que ceux-ci aient été ignorés jusqu’alors. Dès 1920, débute une série d’alphabets, sous forme de petits in-4 brochés, ramenés à 16 pages et tout en couleurs. Ils s’inscrivent dans la droite ligne des abécédaires publiés par Hachette à la même date et signés du même illustrateur (Raymond de la Nézière). S’ils semblent par leurs caractéristiques matérielles prendre le relais des albums de la série 130 d’avant-guerre, le ton et le style ont radicalement changé. L’image domine et laisse libre cours à la fantaisie du dessinateur, autour de scènes enjouées et cocasses.
S’ajoutent au cours des années 1930, trois ABC, six albums à colorier – genre alors en plein essor - et Sept jeux (1934) qui propose à l’enfant des modèles à confectionner lui-même.
Extrait du catalogue 1935, Série 145
En 1936, paraît le Zoo africain, un jeu de découpage et de montage, suivi en 1939 par Tableaux d’histoire sainte. Avec ces albums d’activités à bas prix (5 fr. en 1936, 6 fr. en 1939), Mame se place sur le terrain de l’Éducation nouvelle portée par les « Albums du Père Castor » (Edition Flammarion), sans avoir néanmoins la hauteur pédagogique et l’ambition esthétique de Paul Faucher.
Extrait du catalogue 1937
Enfin, la maison lance en 1938 trois séries (600, 601 et 602) novatrices par leur petit format carré.
Leurs thématiques inspirées du Père Castor (la découverte du jardin et des animaux) sont en partie traitées par le biais des légendes religieuses (série 600).
La série 602 propose enfin, autour du Génie Pattes-de-poule, une suite de courts récits à la fantaisie bonhomme, écrits et illustrés par Albert Uriet.
Extrait du catalogue 1938
L’ouverture au marché de masse a peu à peu amené la maison Mame à appréhender différemment l’album. Celui-ci n’est plus conçu comme une littérature adulte adaptée à la jeunesse mais pleinement comme une littérature d’enfance. Cette évolution n’est pas étrangère à l’accession, en 1930, d’Albert Uriet au poste de directeur artistique de la maison Mame.
Revalorisation de l’image et ouverture aux thématiques enfantines
Considéré dès les années 1920 comme un « maître imagier », Albert Uriet ne pouvait, une fois devenu directeur artistique, qu’œuvrer à la revalorisation de l’image à travers le déploiement progressif des collections. Le début des années 1930 est marqué par l’arrivée de nouveaux illustrateurs. Certains viennent de la presse illustrée populaire, tels E. Dot, Louis Maitrejean et Maurice Berty. La mise en image pare ainsi les textes un air de « lectures faciles » qui les rend plus attractifs.
Il est significatif que ce soit à partir de 1933 qu’émergent au sein des collections les premiers auteurs-illustrateurs. Si Marie-Madeleine Franc-Nohain est sollicitée dès 1930 pour illustrer les romans de la comtesse de Ségur dans la série D ainsi que des contes dans la série G, elle réalise aussi à partir de 1933 des albums personnels des plus réussis (Jeux). Consulter la page consacrée à Marie-Madeleine Franc-Nohain ...
A mi-chemin entre Kate Greenaway et Boutet de Monvel, elle sait intelligemment renouveler le style et les recherches graphiques de ses brillants prédécesseurs.
Autre figure originale, celle du peintre André Boursier-Mougenot, qui signe en 1933 dans la prestigieuse série A Doudou s’envole, un album en rupture avec l’esprit des publications antérieures. Le texte minimaliste cède ses pouvoirs à l’image. L’album se place au plus près de l’univers enfantin par sa ligne épurée, la fantaisie de ses couleurs au pochoir et la naïve aventure de sa minuscule héroïne, partie sur un avion de manège à la rencontre de la vie sauvage.
Dans cette Afrique improbable, elle séduit par sa douceur les animaux de la jungle. Les auto-circuits africains, hérauts touristiques de l’entreprise coloniale, ramènent Doudou en France, où elle fonde avec ses animaux un cirque renommé.
On entrevoit dans cette œuvre l’influence de Jean de Brunhoff, auteur deux ans plus tôt de Histoire de Babar, le petit éléphant.
Pour feuilleter l'album "Doudou s'envole"...
1933, Série A
L’artiste poursuit dans la série M avec un conte-virelai La Légende de saint Nicolas (1934), et dans la série J, avec une fable africaine, Zoumdada (1935), où l’imaginaire du peintre double la voix du griot pour un voyage initiatique au pays du désert. Pour feuilleter ces albums ...
Au delà des contes, des rondes et des jeux, d’autres auteurs illustrateurs ouvrent l’éventail des loisirs aux thèmes porteurs d’une dynamique moderne : automobile, aviation, sports, cirque.
Ainsi La Voiture Totor, écrit et illustré par Garcin Jo, raconte l’échappée de jeunes mécanos ayant motorisé leur petite voiture de bois. Le récit rompt avec les historiettes morales pour nous montrer des enfants aussi ingénieux qu’indociles, épris d’une liberté nouvelle.
Mais, à l’exception de L’Automobile, notre amie (1939) de Jacques Loste, illustré par Geo Ham et Pierre Rousseau, ces albums s’avèrent formellement moins aboutis que les précédents.
1932, Série M
En fait, parmi cette floraison d’albums qui marque les années 1930, peu d’entre eux accéderont au statut de classiques. Hormis les recueils de chansons de Marie-Madeleine Franc-Nohain – et à côté des inusables albums catéchétiques ou historiques – ce sont les albums de contes qui connaîtront une diffusion pérenne et construiront sur ce marché l’image de la maison Mame.